IV

Cendres se retient à l’épaule de Robert Anselm. C’est le matin du 18 novembre : à un niveau profond, elle est toujours en état de choc. Ignorant les paroles qu’adresse rapidement Florian aux nobles autour d’elle, Cendres n’a conscience que du souvenir d’une influence, d’une pesée, d’une force.

« Godfrey ! »

Un officiel se pencha par-dessus l’épaule de Florian, chuchotant sur un ton pressant.

« Défense en périmètre ! » Cendres prit brièvement conscience de Petro et des archers qui l’entouraient, tournés vers l’extérieur sans tirer leurs armes dans un lieu consacré, mais prêts. Elle posa les mains sur son visage et chuchota dans ses froids gantelets d’acier : « Godfrey… C’est vraiment toi ?

— Cendres, ma petite… »

Cette voix n’a nullement la puissance qu’elle avait précédemment dans l’esprit de Cendres. Elle est discrète comme le vent dans des branches dépouillées, aussi douce que de la neige tombant sur de la neige. Un instant, une odeur parvient à Cendres – la résine des aiguilles de pin ; l’odeur de terre, crue et forte, des sangliers. Aucune vision ne lui parvient à l’esprit.

Que t’est-il arrivé ?

Avec cette même conscience interne qu’elle a d’exécuter une action, elle écoute. Comme elle a toujours écouté, quand elle a invoqué la voix du Lion, du Golem de pierre, la machina rei militaris.

« Cendres.

— Godfrey ? » Elle hésita, redemanda : « Godfrey ?

— Las au-delà de toute mesure, et un peu brisé, mon enfant, mais oui. C’est moi.

— Christ Vert, Godfrey, j’ai bien cru que je t’avais perdu !

— Tu entendais du silence, et non une absence.

— C’est… Je ne pouvais pas, savoir ! » Elle secoua la tête, consciente d’être entourée d’hommes, les siens et d’autres. Et que Florian donnait des instructions sonores, nettes. Cendres ne savait pas ce que disait la femme.

« À présent, tu m’entends… Et tu crains également d’entendre les voix des Déchus de Dieu.

— Je ne crois pas que les Machines sauvages aient quoi que ce soit à voir avec Dieu !

— Tout ce qui vient nous vient par la grâce de Dieu. »

Tellement faible – comme s’il était loin d’elle, plus loin qu’on ne pourrait le mesurer en termes de distance. La clarté de l’aube rendait les dalles granuleuses sous la semelle lisse de ses bottes. Elle les vit scintiller, entre ses doigts armés d’acier.

Une main la tient sous chaque bras : il y a des hommes qui avancent ; il y a quelqu’un – Florian – devant elle, qui ouvre la voie. Vers où ?

À l’extérieur, l’air neuf, froid, humide pique son visage couvert.

« Est-ce que tu entends les Machines sauvages ? demanda Cendres. Je les ai entendues après que le cerf a été chassé, et puis… Est-ce qu’elles sont là ? Godfrey, est-ce qu’elles sont là ?

— J’ai été blessé, et je recouvrais mes forces. Il y a eu une immanence : un gros orage a commencé à éclater, et puis, plus rien. Ensuite, la confusion. Et maintenant, te voilà, mon enfant. Je t’ai entendue m’appeler.

— Oui, j’ai… appelé. »

La voix de Godfrey, c’est-à-dire celle de la machina rei militaris, dit :

« Je t’ai entendue pleurer. »

Elle s’était éveillée en pleurant sans bruit, deux nuits plus tôt – assez silencieuse pour ne troubler ni Rickard, ni aucun des pages. Elle s’était éveillée, et n’y avait plus songé. Parfois, au cours d’une campagne, ce sont des choses qui arrivent.

Elle trébucha, ses mains tombant de son visage, aperçut brièvement la matinée glaciale, à l’extérieur de la cathédrale, l’escorte armée de la maison ducale arrangée par La Marche, le grand carrosse massif de la duchesse ; et puis elle se perdit, une fois encore, dans son écoute intérieure.

« Est-ce qu’elles sont toujours là ? insista-t-elle. Les Machines sauvages, Godfrey ! Est-ce qu’elles sont toujours là !

— Je n’entends rien, pour le moment. Mais je ne les ai pas non plus entendues disparaître, mon enfant. Je ne les ai pas entendues périr. »

Du silence, et non une absence.

« Nous le saurions, n’est-ce pas, si elles étaient parties ? Ou… endommagées ? »

Avec une intensité soudaine, Cendres se découvrit le visage, respirant l’air froid, ses yeux se remplissant de larmes à l’approche des blanches murailles brillantes du palais ducal. Anselm et Angelotti la tenaient toujours par une main sous chaque aisselle couverte de maille. Elle trébuchait en avançant. Des pages suivaient, avec les chevaux. À présent que le ciel s’était dégagé, il commençait à faire très froid.

« Non. Comment le saurais-je ? Pourquoi le saurais-je ? Ah, merde, ce serait trop facile…

— Tout ce que j’entends, c’est leur silence. »

Les foules des funérailles, se dispersant dans les rues de Dijon, passaient sans qu’elle les remarque. Tout comme les murmures de ses hommes en train de l’observer d’un œil superstitieux discuter avec sa voix – mais pas, songea-t-elle, avec celle qu’ils imaginent d’habitude. « Saint » Godfrey, misère !

Elle ignora tout, ignora Anselm et Angelotti qui, la portant à moitié entre eux deux, entraient dans le palais, pour concentrer la moindre parcelle de sa force sur le contact ténu.

« Elles ont bel et bien essayé d’opérer leur miracle. Je l’ai senti, quand le duc est mort. Elles ont essayé de mettre en jeu la Faris. Ce n’était même pas dirigé vers moi, et je l’ai senti ! » La trouble conscience d’un escalier s’interposa : elle le gravit en trébuchant. « Et j’ai entendu leur… courroux… après la fin de la chasse. Si elles ne sont pas endommagées, pas détruites – merde, pour ce que j’en sais, elles peuvent recommencer ça à tout moment, dès que la duchesse mourra.

— La duchesse ? »

Pas d’erreur sur cette stupeur très humaine dans son âme en partage : Godfrey tel qu’en lui-même.

« C’est Marguerite d’York qui est duchesse, non ?

— Oh, elle ? Bon Dieu, non. Elle a même raté les funérailles de son mari ! »

La voix de Cendres était sardonique, même à ses propres oreilles. Le bord d’un tabouret vint cogner contre l’arrière de ses grèves. Elle s’assit par réflexe. « J’espérais la voir arriver, avec environ dix mille hommes en armes, de préférence, et la voir lever le siège ! Non, la veuve Marguerite est encore quelque part dans le nord. C’est Florian, la duchesse.

— Florian ! »

Quelque part tout près, il y a un soupir d’exaspération familier.

« Godfrey, as-tu entendu la Faris depuis la chasse – est-ce qu’elle est souffrante ? Est-ce qu’elle est saine d’esprit ?

— Elle est vivante, et telle qu’elle était auparavant » Le spectre d’un amusement ancien, comme si Godfrey oubliait à quoi cela ressemblait de rire. « Elle se refuse à parler à la machina rei militaris.

— Est-ce qu’elle essaie de parler aux Machines sauvages ?

— Non. Tous les grands diables gardent le silence… Je suis resté en état de choc, sourd, muet… Combien de temps ? »

Cendres, désormais consciente d’être assise dans une haute salle tendue de tapisseries, en présence de Bourguignons qui parlent d’une voix tonitruante, consciente que la femme qui ressemble à Florian semble leur imposer sa volonté, déclara : « Quarante-huit heures ? À une ou deux heures près, peut-être ?

— Je ne sais pas ce que leur silence peut signifier. »

La voix ne s’effaça pas dans sa tête : soudain, elle se tut, comme si sa faiblesse l’épuisait. Cendres eut toujours conscience de Godfrey, quelque chose d’un prêtre, saint Godfrey, imprégnant les régions sacrales de son esprit.

Si je pouvais les forcer à m’écouter – les Machines sauvages… Merde… Pas tout de suite : il faut que je réfléchisse !

Elle cligna des paupières pour chasser les larmes, et s’aperçut qu’elle regardait par les fenêtres de la tour Philippe-le-Bon. Dans son dos, les militaires et les courtisans de Bourgogne, se querellant, remplissaient la salle.

C’était le même édifice, à défaut de la même salle, dans lequel elle avait vu Charles de Bourgogne pour la dernière fois. Cette chambre située plus bas possédait la même grande cheminée de grès sculpté à une extrémité, une flambée qui brûlait avec férocité contre le froid âpre. Le même parquet blond, et des murs de plâtre blanc couverts de tapisseries. Mais un trône en chêne se dressait sur un socle à l’endroit où se plaçait le lit, dans la chambre supérieure.

Une soudaine douleur la traversa, une douleur absente de toute cette nuit où on avait enterré l’homme avec messes et prières. Merde : encore un de mort !

Saloperie de Carthage !

La colère la ramena à elle-même, lui apporta un peu de répit par rapport au silence glacé en elle. Commercialement, ce n’est jamais bon de trop s’impliquer. La chaleur de la flambée de l’âtre s’imposa comme une intrusion. Cendres prit conscience de porter un justaucorps de soie et un haut-de-chausses en laine trempés par la pluie, qui avaient séché sur elle pendant son sommeil, et une armure dont la surface luisante se couvrait d’un épais émail de rouille. Et tout son corps était le siège d’une immense douleur et de crampes.

Debout au-dessus d’elle, Robert Anselm lui demanda : « Ça va bien ?

— Couci-couça. Je survivrai. Où est Florian ? » Elle leva le bras, saisit l’avant-bras en armure de Robert et tira pour se remettre sur pied. La salle tangua. « Et merde.

— À manger. » Anselm s’éloigna à grands pas dans la salle.

La lumière froide, claire et brillante, fit mal aux yeux chassieux de Cendres. Elle regarda par la fenêtre. Au-delà de la tour qu’occupait sa compagnie, l’aube lui exposait les charrois aux flancs de fer, enfoncés jusqu’aux essieux dans la boue, traînés en position dans le camp wisigoth pour protéger les lanceurs de feu grégeois qui couvraient l’approche à la porte nord-ouest.

« Mange donc ça. »

La main d’Anselm lui fourra entre les doigts un quignon de pain déchiqueté. Son odeur fit saliver Cendres et suscita un énorme grondement dans son ventre. Elle déchira la croûte à belles dents et dit, en mâchant : « Merci.

— Pas foutue d’avoir deux onces de bon sens. » Un sourire. « Ah, putain, quelle bande de branleurs. Tu m’excuses, je vais remettre de l’ordre. »

Il la quitta, retournant dans la foule des courtisans. Une sonore voix de femme fit tourner brusquement la tête à Cendres.

« Tout d’abord, un petit conseil[12] ! Messire de La Marche. Messire Ternant. Monseigneur Jean. Capitaine Cendres. Les autres, plus tard ! Tout le reste, dehors ! »

Florian : le ton précis de sa voix quand elle tançait un diacre qui traînait à lui apporter des pansements de linge et du boyau de chat. Se redressant, la haute femme en vêtements de deuil s’éloigna à grandes enjambées de la longue table pour traverser la salle. Des hommes s’écartaient devant elle, s’inclinaient sur son passage.

Un homme tonna : « Je proteste ! »

Cendres reconnut le vicomte-maire, Richard Folio, et songea : Mais il n’a pas tort, il devrait y avoir un représentant des marchands, puis : Ah, Florian, quelle « duchesse » !

Un des aides de La Marche et deux de ses capitaines commencèrent à chasser les gens vers la porte de la salle, à la façon dont des hommes en armure peuvent guider une foule désarmée sans même avoir à dégainer leur épée. On mit rapidement à la porte toute une kyrielle d’officiers, de sergents d’armes, de serviteurs, de gens de compagnie, d’écuyers, de chirurgiens, de secrétaires, d’anciens tuteurs, de capitaines de moindre importance et d’administrateurs financiers.

« Cendres… » Floria del Guiz regarda soudain à travers la salle en train de se vider, et secoua la tête à l’attention de trois écuyers bourguignons qui tentaient – sans succès – d’escorter en dehors de la salle un Robert Anselm et un Antonio Angelotti subitement monoglottes. À son signal, les écuyers en livrée ducale s’inclinèrent et sortirent à reculons. Aucun d’entre eux ne consulta d’abord du regard Olivier de La Marche ni Philippe Ternant pour obtenir confirmation de l’ordre.

Voilà qui est… intéressant.

Un échanson s’inclina au passage devant Florian, et des serviteurs avec une nappe d’un blanc éblouissant pour la table en chêne le suivirent, puis une douzaine d’hommes supplémentaires, chargés de vaisselle d’argent. Floria del Guiz se tourna et franchit les quelques pas qui la séparaient encore de Cendres, d’une démarche pas encore habituée à porter robes et jupons, longs sur le devant. L’orteil de sa pantoufle s’accrocha à l’ourlet doublé d’hermine du surcot de velours noir. Elle trébucha, ses pieds pris dans le tissu splendide.

« Attention ! » Cendres tendit les bras et empêcha Florian de tomber. Elle contempla le visage si proche, si familier. Elle s’aperçut qu’elle ne sentait pas d’odeur de vin dans l’haleine de la femme.

« Merde ! » jura Florian dans un chuchotement. Cendres la vit détourner brièvement le regard de la masse des hommes qui les entouraient.

Cendres lâcha les bras de la grande femme. La manche étroite de Florian fut retenue par les bords des plates de gantelets tandis qu’elle recouvrait l’équilibre. Florian se baissa pour secouer ses robes, exposant un jupon de brocart argenté, entièrement cousu de saphirs, de diamants et de fil d’argent, et elle tira sur la large ceinture pour l’assurer sous son buste. L’ample velours noir à la taille haute vint se caler étroitement contre ses épaules, ses bras, son torse. En dessous, du brocart en V lacé sur le devant ; par-dessus une chemise de drap si fin qu’il était translucide contre la chair rosée de ses seins. Quand elle était chirurgienne, Floria del Guiz se tenait voûtée ; la femme de cour en vêtements de deuil se redressait de toute sa taille, très droite.

« Christus Viridianus, pourquoi est-ce que je ne pouvais pas avoir autant d’allure dans ma robe de mariage ? commenta Cendres sur un ton caustique. Et tu viens me raconter que Marguerite Schmidt t’a laissée tomber ? »

L’éclair d’un coup d’œil de Florian fit songer à Cendres : J’ai exagéré ma bonne humeur. Bon Dieu. Qu’est-ce que je vais lui dire ? Il y avait quelque chose de troublant à voir Florian se tenir ainsi devant elle en vêtements de femme. Peut-être n’était-ce pas si singulier de la voir avec Marguerite Schmidt, quand elle ressemblait à un homme.

Comme si les remarques de Cendres n’avaient pas été prononcées, Florian lui demanda : « Dans la cathédrale… La patronne entendrait-elle à nouveau des voix ?

— J’ai entendu Godfrey. Florian, je crois qu’il a été… blessé, je ne sais pas comment. Quant aux Machines sauvages… rien, pour le moment ; pas un mot, bordel.

— Et pourquoi ?

— Ben voyons, comme si je pouvais le savoir. Pour Godfrey, elles ne sont pas mortes… si c’est bien le mot. Peut-être qu’elles sont abîmées. Tu es duchesse. Si tu me disais pourquoi, toi ? »

Florian réprima un rire, se conduisant avec autant de familiarité que si elle était toujours une chirurgienne, sous une tente affaissée, dans des relents de sang, sur un champ de bataille, en train d’extraire l’acier des chairs.

« Bon Dieu, Cendres ! Si j’en avais la moindre idée, tu le saurais ! Être duchesse ne m’est d’aucun secours sur ce plan. »

Ils l’avaient lavée, remarqua Cendres ; il n’y avait plus de sang séché sous ses ongles.

« Il faut qu’on parle, duchesse. » Cendres leva les yeux vers la grande femme – les cheveux blonds de Florian tirés sous son hennin cornu pour dégager un large front blanc, la main gauche tenant désormais sans y penser l’avant de son surcot, les replis de velours tombant avec grâce.

Difficile d’imaginer qu’elle est chirurgienne ; on jurerait qu’elle a passé toute sa vie dans la noblesse.

Cendres se rendit compte que son interlocutrice avait parfaitement conscience du nombre de gens qui l’observaient – qui les observaient toutes les deux, à présent.

Tournant automatiquement le dos à la foule pour dissimuler son expression, elle aperçut le reflet de Florian dans le verre plombé et glacé de la fenêtre : une femme aux traits allongés en atours de cour, les joyaux des Valois brillant à son cou, à ses poignets et sur son hennin voilé. Seuls les cernes sombres dans le creux de ses yeux trahissaient un trouble ou de l’épuisement. Et à côté d’elle, cheveux taillés court, vêtue de plate salie par les combats, une femme aux joues balafrées et aux yeux « Tu n’as qu’un mot à dire, déclara subitement Cendres. Je te fais sortir d’ici. Je ne sais pas comment, mais je le ferai.

— Non, tu ne sais pas comment. » Florian adressa à Cendres un sourire goguenard qui était bien celui de Florian, celui de la chirurgienne, un sourire rendu familier par une centaine de mois passés sous la tente, sur les champs de bataille.

« Il n’existe pas de problème militaire qui n’ait de solution. » Cendres s’arrêta. « À part ceux dont on meurt, évidemment…

— Oh, bien sûr. Les Machines sauvages », commença Florian, et une femme traversa la salle qui se vidait pour s’interposer entre Cendres et sa chirurgienne, ses yeux étroits plissés de fureur, et interrompre la conversation sans hésiter.

Cendres eut besoin d’une seconde pour reconnaître Jeanne de Châlon et d’une autre pour s’apercevoir qu’elle-même cherchait autour d’elle des gardes pour faire chasser la nouvelle venue.

D’une voix criarde, Jeanne de Châlon s’exclama : « J’avais commandé pour toi des plats de viandes, au repas de funérailles et ils m’ont livré deux selles de mouton, un chapon bouilli, des tripes et des tricandilles et trois perdrix, rien qui convienne à une duchesse de Valois ! Dis-leur qu’on doit nous servir des mets plus abondants et plus appropriés ! »

Cendres attira enfin le regard de Roberto et fit un signe de tête. Floria ne dit rien, poussant doucement sa tante vers la porte de la salle.

« Cette dame dit vrai ! » La voix de baryton d’Olivier de La Marche traversa la salle. « Qu’on apporte à la duchesse des mets plus recherchés ! » Il fit signe aux serviteurs.

Cendres surprit une expression proche du triomphe tandis que l’autre femme s’en allait.

« Tu l’as laissée entrer ici ?

— Elle a été bonne avec moi ces deux derniers jours. Elle est la seule famille que j’aie.

— Non », répliqua Cendres par réflexe, comme elle l’aurait fait avec tout membre du Lion azur. « Ce n’est pas ta seule famille.

— J’aimerais que ce soit aussi simple que de gérer la tente de chirurgie, Cendres. Sous la tente, je sais ce que je fais. Ici, je n’en ai pas la moindre idée. Je sais simplement ce que je suis. »

Les serviteurs et les pages avaient presque fini de dresser la table : un fumet de sauce au vin mit l’eau à la bouche de Cendres. Anselm arriva, accompagné d’Angelotti, leurs pas lourds faisant grincer les lames du parquet. Les deux hommes considérèrent la chirurgienne avec des visages délibérément neutres.

Se mouvant avec rapidité, Floria gravit le piédestal en posant la main sur l’accoudoir en bois sculpté du trône ducal. « Je sais ce que je suis. Je sais ce que je fais. »

Être debout au-dessus du corps sanguinolent du cerf, entendre sa chirurgienne dire : Je préserve le réel dans l’esprit de Cendres, la scène est d’une clarté stupéfiante. Ce n’est pas le cas pour ses deux officiers – et ils ne sont pas bourguignons.

« Comment ? demanda Robert Anselm.

— Je ne sais pas comment je le fais, ni pourquoi ! » Exaspérée, Florian soutint son regard. « Appelle ça comme tu voudras, peu importe ! Et pourtant, ça importe. Ici, ils appellent ça être duchesse. Ils croient que je suis leur duchesse, eux. Cendres, si nous partons, cette ville tombera. » Elle s’interrompit, se reprit. « Si je pars, moi.

— Tu en es sûre ? » demanda Antonio Angelotti.

Florian garda les yeux fixés sur Cendres. « C’est à moi de vous expliquer le rôle du moral ? » Ses doigts se crispèrent sur l’accoudoir du trône. « Je n’en veux pas, de ce truc. Regardez-le ! C’est vraiment ce qu’on appelle se retrouver sur la sellette[13]… »

La chirurgienne leva la tête, jetant un coup d’œil à l’autre bout de la salle. Cendres la vit regarder le vieux chambellan conseiller, La Marche, un évêque, les serviteurs qui se retiraient.

« Si je ne savais pas ce que je suis, je m’enfuirais. Tu me connais, Cendres. C’est possible que je m’enfuie quand même.

— Ouais. Possible. Ne serait-ce qu’au fond d’une bouteille. »

Florian retira sa main du trône ducal et du chêne ciré qu’elle caressait d’un pouce immaculé. Elle redescendit du piédestal, se plaçant entre Anselm et Angelotti. Il était clair pour Cendres que personne n’approcherait d’eux tant que la chirurgienne manifesterait un désir d’intimité. Cette certitude, et elle seule, peut-être, creva la tension superficielle de l’épuisement né de son insomnie, et lui fit à nouveau songer : Cette ville est en sursis. Un membre de ma compagnie est lié à ces lieux. Qu’est-ce que je dois faire ?

Cendres regarda désespérément autour de la longue salle claire les hommes vêtus de riches robes et d’armures, encore groupés devant la nourriture disposée sur une nappe blanchie par le soleil.

« Quand j’ai créé le cerf… » Florian baissa les yeux vers ses mains récurées, comme si elle s’attendait à les trouver couvertes de sang. « … J’ai blessé Godfrey. »

Cendres la regarda dans les yeux, y lisant un sentiment qui pouvait bien être de la culpabilité. « Il s’en remet, je crois.

— Peut-être que cette réaction a endommagé les Machines sauvages. Les a détruites.

— C’est une éventualité. Mais je ne compterais pas là-dessus. Je les ai entendues après la mort du cerf. »

Robert Anselm émit un grommellement. « Si nous avons vraiment, vraiment beaucoup de chance, elles ont subi des dégâts… »

Enchaînant sur ces paroles, Angelotti compléta : « … en supposant qu’elles aient été blessées par ce qui est arrivé quand la chasse a fait avorter leur miracle, madone. Si elles sont blessées… elles pourraient se rétablir demain. Dans cinquante ans. Ou jamais, avec de la chance. »

Florian jeta à Cendres un coup d’œil interrogatif. Celle-ci secoua la tête.

« Godfrey dit qu’il entend du silence, et non une absence. Je n’arrive pas à me convaincre qu’elles ont disparu. Si ça se trouve, elles ne sont même pas blessées. Qui peut savoir la raison de leur silence ? La seule façon de rester en sécurité est de nous comporter comme si je devais les entendre à nouveau demain. »

Quarante-huit heures de funérailles, le manque de sommeil et l’impact impressionnant de la cour bourguignonne : tout cela faisait paraître Florian calme. Elle prit une inspiration, tournant les chatons de ses bagues autour de ses doigts, et leva les yeux vers Cendres. Elle portait la même expression que lorsqu’elle avait été dans la Forêt sauvage, trempée du sang du cerf, bouleversée par la conviction de ses nouvelles connaissances.

« Aurions-nous entendu dire, demanda-t-elle, que le soleil s’était levé de l’autre côté de la frontière bourguignonne, au cours des deux derniers jours ? Au-delà d’Auxonne ?

— Oh, merde ! »

Le mugissement agacé d’Anselm fit sursauter les nobles bourguignons encore présents et les fit se retourner vers le côté cheminée de la grande salle.

« Ouais, tu as touché juste. Euen. Merde ! Euen Huw, expliqua Cendres à Florian. Il s’est retrouvé dans leur camp. Il aurait ramené la rumeur en rentrant. Il n’aurait pas fallu un quart d’heure pour qu’une nouvelle de ce genre circule dans le camp des enturbannés ! »

Cendres haussa les épaules. L’acier de son armure couina, et de la rouille fut décapée par le mouvement.

« Je suis idiote. Si c’était effectivement arrivé, les Goths n’auraient cure que je les entende, ils utiliseraient le Golem de pierre pour avertir la Faris ! Et Godfrey m’aurait prévenue. Si le soleil brillait sur la Chrétienté en ce moment, nous le saurions. Il fait nuit. Et s’il fait nuit, c’est que les Machines sauvages sont toujours avec nous.

— C’est soit ça, et elles gardent le silence, conclut Florian, soit que les ténèbres sont permanentes sans elles.

— Il vaut mieux espérer que non, répondit Cendres sur un ton lugubre. Sinon, l’an prochain va être un enfer.

— Donc, rien n’a changé. En dehors du fait que tu n’entends pas les Machines sauvages.

— Oui, mais pourquoi est-ce que je n’entends rien ? »

Angelotti procéda à un décompte sur ses doigts noircis de poudre, avec une grâce surprenante et délicate : « Pas de duc. Peut-être une duchesse. Toujours les ténèbres. Pas d’assaut contre les remparts. Aucune menace de la part des Feræ Natura Machinæ. S’il existe un lien, madone, je ne le vois pas. »

Cendres ignora la foule et le brouhaha derrière elle.

« Elles ont peut-être leurs raisons de garder le silence. Peut-être dissimulent-elles des dégâts ? Comment le savoir ? C’est vraiment ce que je déteste, dit-elle. Prendre des décisions sans avoir suffisamment d’informations. Mais on n’a jamais assez d’informations. Et il faut prendre les décisions quand même. » Elle reprit son souffle. « Nous avons besoin d’assurer la sécurité de Florian. Cela passe en premier. Bourgogne ou pas Bourgogne, duchesse ou pas duchesse, on s’en fout. C’est Florian qui empêche les Machines sauvages… » Elle s’interrompit. « À moins que ce ne soit devenu inutile… »

Florian lissa sa robe avec des mains immaculées aux longs doigts. Le linon transparent de son voile ne dissimulait rien de son expression, ne faisant que la parer de brume et la doter d’une paradoxale netteté.

« Là-bas, dans le désert, dit-elle.

— Quoi ?

— Tu les as obligées à te parler. Tu me l’as dit. »

Angelotti hocha la tête. La grimace de Robert Anselm, involontaire, était presque un grondement.

« Alors, fais-le, maintenant, demanda Florian. Renseigne-toi. J’ai besoin de savoir. Est-ce que j’accomplis ce que faisait Charles ? Est-ce moi, l’obstacle ? Est-ce que je préserve le réel contre quelque chose ?

— Lorsque j’ai essayé avant la chasse… elles avaient appris à me barrer l’accès à leur savoir. » Cendres hésita. « Mais cependant, elles m’ont parlé, c’est vrai. »

Si je prends le temps d’y réfléchir, je ne le ferai jamais.

Une brève seconde, il y a deux souvenirs dans son esprit : l’expression sur le visage du seigneur amir Léofric quand elle a attiré en son âme les mots de la machina rei militaris, et le contact avec le froid saisissant du sable à l’extérieur de Carthage lorsqu’elle l’a heurté, tête la première, la première fois qu’elle a fait davantage qu’écouter les Machines sauvages. Lorsqu’elle leur a arraché du savoir, tout cela en un seul battement de cœur.

À l’intérieur, elle se prépare. C’est plus que de la passivité, plus que l’action de se vider pour qu’affluent les voix ; elle se transforme en un néant qui attire, qui exige d’être empli.

Elle ferme les yeux, s’isole de la salle de la tour, de Florian, d’Alberto, d’Angeli, dirige son discours au-delà, à travers la machina rei militaris, à des centaines de lieues, dans Carthage.

« Allez, bande de salopes… »

Et elle écoute.

Une faible rumeur, dans la solitude partagée de son âme ; guère plus qu’un murmure réticent, recouvert par la douleur de Godfrey. Une voix, tressée de voix nombreuses, entendue à présent pour la première fois depuis qu’elle a vu le cerf ensanglanté gésir sur l’herbe devant elle.

« ÉLABORE DONC TANT QUE TU LE PEUX, PETITE CRÉATURE DE LA TERRE. NOUS N’AVONS PAS ENCORE ÉTÉ JETÉES À BAS. »

Le mur de la salle semblait d’un froid mordant, rafraîchissant sa joue balafrée qu’elle appuyait contre la maçonnerie.

« Laissez-moi me charger de ça, patronne. »

En se déplaçant, elle s’aperçut que Rickard se tenait auprès d’elle, qu’il détachait la salade d’entre ses doigts. Elle le laissa prendre son casque. Avec un soupir, elle se redressa et lui permit de défaire les goupilles de ses spallières et d’ôter les défenses d’épaules, étoilées de rouille. Il glissa les plates sous son bras. Avec maladresse, il lui déboucla la ceinture et lui retira épée et fourreau, la considérant d’un œil inquiet.

« Patronne… »

Elle lui tourna le dos, se déplaçant avec plus de facilité. Le reflet sur la vitre lui montra la salle, Anselm en train de discuter, la mine sombre, avec le reste de l’escorte du Lion qui se retirait, Antonio Angelotti, une main superbe posée sur le bras de Florian.

J’avais oublié. Même après trois jours, j’avais oublié. La sensation de leurs voix, quand elles me parlent.

Elle tend la main. Quand elle touche la vitre de ses doigts, celle-ci est d’un froid glacial, même à travers le drap de ses gantelets.

D’ici, dans la lumière du matin, elle voit les remparts et les tours hétérogènes de Dijon de sa position élevée à l’intérieur de la ville. Ici, de la pierre plâtrée de blanc ; là, de la brique fracassée par les missiles ; près des moulins, le silex gris-bleu d’une tour qui continue à cracher une fumée noire dans les airs. La cité au-dessous d’elle forme une masse de toits en tuile rouge. Au sud, entre les clochers jumeaux de cent églises, elle voit le Suzon s’éloigner en serpentant dans une lumière blanche, entre les collines de grès, boisées et grises. L’air est vide d’oiseaux. Au loin, des cloches d’église tintent.

Elle ne voit aucun endroit – les berges de la rivière à l’ouest, le sol au-delà des douves, la route qui remonte vers le pont de l’ouest – qui ne soit bloqué par de récents monticules de terre. Les tranchées et les talus des Wisigoths, si petits vus d’ici, les pavois et les mantelets disposés tout au long à peine visibles. Des cornicènes lointains résonnent dans le camp ennemi.

On dirait qu’il y a désormais un précipice, une limite dans son esprit, au-delà de laquelle bée un gouffre plus vertigineux que la hauteur de cette tour. Et dans cet abîme, la présence de voix.

Robert Anselm, d’une voix rendue brusque par le choc et un humour acerbe, déclara : « Nous en déduirons donc que pour les bonnes nouvelles, c’est foutu ? »

C’est la première fois qu’il m’a vue parler aux Machines sauvages.

Ah ! putain, Robert, j’aurais voulu que tu viennes à Carthage !

« Sur ce compte, tu ne te trompes pas… »

Ce qu’elle recherche, c’est l’anesthésie bienvenue de l’action, sa vieille capacité à se détacher de toute sensation. Le mieux qu’elle puisse faire, c’est de continuer à observer avec intérêt ses mains qui tremblent.

« Madone. » Angelotti tendit la main pour la prendre par le bras, l’entraîner avec une vigueur surprenante à faire quelques pas. Elle tituba sur le parquet de chêne, passa devant l’âtre, recouvra son équilibre alors que le maître artilleur la poussait dans un des sièges qui bordaient la longue table, puis reculait, avec grâce, pour donner la main à Florian et faire s’asseoir la duchesse de Bourgogne avec presque autant de célérité.

« Mange, dit-il. Et bois… Madone Florian, il doit bien y avoir du vin ? »

Avec des mains tremblantes, Cendres déboucla ses gantelets, les laissa choir lourdement sur la nappe en lin, et tendit les doigts vers une des coupes d’or sertie de rubis.

Elle prit conscience que des Bourguignons venaient s’asseoir – peu de monde, à présent ; la salle était très vide – et que des serviteurs et échansons se chagrinaient du manque de cérémonial ; mais tout ce qu’elle voulait, c’était la pesante piqûre du vin sur sa langue. Quand on lui servit des viandes, elle se saisit du plat comme elle l’aurait fait au camp, et ne s’aperçut que plusieurs minutes plus tard qu’elle plantait dans le mouton, non pas son couteau de repas, mais sa miséricorde.

Ah, voilà bien les mercenaires…

Un goût d’oignons et d’ortolans[14], et de potée de pois en bouche ; leur masse dans le ventre ; tout cela l’aida à prendre conscience d’elle-même, du décor qui l’entourait, de la pure réalité concrète de la nappe, de la table, de l’armure, du justaucorps, des plates. Elle laissa échapper un rot.

Elles ne peuvent pas m’atteindre. Pas plus qu’elles ne le pouvaient quand je leur ai parlé avant la chasse. Tout ce dont elles sont capables, c’est de parler.

« Je ne sais pas si elles sont endommagées ou pas. » Elle s’adressait à Florian, la bouche pleine de fromentis[15], ses postillons criblant la nappe. « À quoi le verrais-je ? Mais elles sont toujours là.

— Oh, mon Dieu. »

Ces exclamations de dévote ne ressemblent guère à Florian, nota Cendres, et elle déposa sa cuillère et passa son doigt dans le bol quasiment vide, suçant les dernières traces de sucre en considérant Floria del Guiz.

Florian poursuivit : « Cela fait de moi Charles de Valois. »

Cendres, sur-le-champ saisie d’une bonne humeur caustique, lui répondit : « Regarde le bon côté des choses. À présent, nous sommes quatre cents, bien décidés à te garder en vie. » Suivant le long de la table, elle jeta un coup d’œil vers Olivier de La Marche. « Disons plutôt la majorité de deux mille cinq cents personnes.

— Il n’y a pas de quoi plaisanter !

— N’y pense pas. » Cendres adoucit sa voix. « N’y pense pas. Pense à demeurer en vie. C’est normal : c’est ce que tout le monde souhaite. Ne pense pas à ce qui arrivera si tu meurs…

— La Faris accomplira son miracle. Les Machines sauvages l’y forceront. » Florian parlait à mi-voix, tendue. « La Bourgogne devient un champ de ruines. Et ensuite, tout le reste…

— N’y pense pas ! »

Cendres referma sa main sale sur celle de Florian, resserrant sa prise jusqu’au moment où elle comprit qu’elle était en train de faire mal à la chirurgienne.

« N’y pense pas, répéta Cendres. Tu ne peux pas te le permettre. Demande à Roberto. Demande à Angeli. Si on réfléchit à ce qui dépend de soi, de soi personnellement, on ne pourrait jamais commander, jamais jouer un rôle crucial dans un assaut. Contente-toi de te dire que tu vas rester en vie, Florian. Contente-toi de te dire que nous te garderons en vie, coûte que coûte. »

Le grognement d’acquiescement de Robert n’exprime que de la loyauté ; le coup d’œil vif d’Angelotti traduit plutôt sa conscience de la situation, sa connaissance de Carthage – et de la Bourgogne, également –, tandis que sa tête blonde et bouclée se tourne pour considérer brièvement Olivier de La Marche, Philippe Ternant et l’évêque.

« Je me demande si tu es obligée de rester en Bourgogne ? s’interrogea Cendres. Je me demande si nous sommes obligés de nous trouver dans ce siège ? »

Floria baissa la voix. « Cendres, que ça me plaise ou non, c’est moi qu’ils vont appeler duchesse, désormais.

— Ouais, répondit Cendres. Je sais. Je ne vois pas d’issue à ça. »

Bon Dieu, c’est de ma chirurgienne qu’on parle, ici !

Elle sentit la main de Florian bouger dans la sienne, et elle la libéra. Des marques rouges étaient inscrites sur la peau. La femme retira sa main pour plier les doigts en un geste qui, en quelque sorte, n’avait rien de féminin.

Le regard de Florian alla vers le grand feu dans l’âtre, dont s’occupaient les serviteurs du palais. « Bon Dieu, Cendres, je ne suis pas une duchesse !

— Tu peux le dire », grommela Robert Anselm, en souriant, et en exhibant les fibres de viande coincées entre ses dents jaunissantes. « C’est tout juste si t’es toubib ! »

Le ton de voix de Florian était plus près de la normalité, à présent.

« Mais va te faire foutre, Anselm !

— C’est une proposition ? Je croyais que tes goûts n’allaient pas dans ce sens ?

— Je me fais plus de chattes que toi, tapette anglaise ! Depuis toujours.

— Ce n’est pas une tapette, madone. » Angelotti glissa une main sous les tassettes d’Anselm. « Et c’est bien dommage ! »

Robert Anselm serra le poing, fit mine d’assener à l’artilleur un coup de coude en armure, avant de se carrer plus confortablement sur son siège. « Mais vas-y donc, mon petit suceur de queue rital. C’est ta seule chance d’avoir en pogne une vraie bite ! »

Florian, les yeux pétillants, calant ses coudes sur la table répliqua : « Je ne sais pas : il est con comme une bite, il doit bien savoir l’impression que ça fait. »

Cendres resta bouche bée, catastrophée, et contempla, le visage figé, les paumes moites, l’assemblée de noblesse bourguignonne le long de la table.

Ils lui rendirent son regard, perplexes.

Cendres réussit à découvrir les dents, en une tentative dérisoire pour sourire.

Olivier de La Marche inclina la tête, avec une courtoisie désorientée.

Minute ! Son sourire demeura en place. Elle repassa dans sa tête l’échange de reparties du tac au tac. Roberto a lancé ça en anglais – et en anglais du Kent, qui plus est – et elle a suivi le mouvement – oh, merci mon Dieu !

Sans changer d’expression, elle commenta, entre ses dents : « Je ne peux vraiment vous emmener nulle part, mes salauds !

— Mais si, voyons ! » Florian, les muscles de son épaule détendus, tendit le bras pour toucher de son poing nu le bras d’Anselm et le plastron d’Angelotti. « Deux fois, même. La deuxième pour présenter des excuses. »

Cendres les vit détendus, perçut le lien tacite entre eux. Chirurgienne, artilleur et commandant : on aurait pu se croire sous les tentes de la compagnie, à n’importe quel moment de ces cinq dernières années. Mais c’est une scène que ses quarante-huit heures de séparation avec Florian lui font voir avec des yeux neufs.

Ah ! putain, on avait besoin de retrouver ça. Mais tout n’a pas fini de changer.

Cendres tendit la main vers la coupe pour qu’on la remplisse. La chaleur apaisante du vin descendit en brûlant dans sa gorge. « D’accord ! D’accord, on a besoin de mettre sur pied ce qu’on va faire. Florian, est-ce que tu as reçu les messages que j’ai envoyés au palais, hier ?

— Ils ont fini par arriver, oui. » Florian parla avec une sorte d’amusement contenu à même de masquer la gêne, ou la panique, que pouvait ressentir une chirurgienne devenue duchesse. « Après avoir transité entre les mains d’une demi-douzaine de secrétaires.

— Ah, merde, voilà une belle façon de diriger un duché !

— Estime-toi heureuse. La Marche dit que la plupart des avocats sont partis au nord avec Marguerite. Avant Auxonne. »

Cendres se pencha au-dessus de la table. « Tu n’as pas quitté le Lion azur. Pas encore. Pas tant que tu ne me l’auras pas déclaré. »

Un instant, l’expression de Florian fut indéchiffrable.

« Nous avons besoin de connaître ton statut. Que représente réellement ce titre de duchesse quel genre de duchesse Olivier de La Marche pense-t-il avoir affaire ? S’il y a en ville une personne qui tient les forces militaires bourguignonnes sous ses ordres en ce moment, c’est lui, pas toi. »

Florian jeta un regard en direction d’Olivier de La Marche. Cendres le vit interpréter cela comme une convocation et quitter son siège. Il se dirigea vers le haut bout de la table. Elle crut distinguer une légère incertitude quand il regarda Floria, mais le visage ridé de La Marche s’éclaira d’un sourire en voyant Cendres.

« Bon sang, qu’il aime sa duchesse, c’est normal, mais je ne savais pas que j’étais aussi populaire, moi… »

Le visage de Florian, sous la transparence du voile, manifesta une claire exaspération. « Patronne ! Tu sais ce que nous… ce que la compagnie a fait, ces deux derniers jours. Et toi aussi. Là-haut sur les remparts. Des allers et retours à travers la zone neutre qui s’étend derrière la porte nord-ouest. Dehors, à vous faire tirer dessus.

— Ah, ouais, j’oubliais, fit Cendres d’un ton sec. Non que nous ayons eu le choix ! Putain, même Jussey et Jonvelle nous ont bien soutenus… »

Olivier de La Marche, arrivant près de la duchesse, s’inclina devant elle avec raideur. Il gardait les yeux fixés sur Cendres. « Comment auraient-ils pu ne pas le faire ? »

Il fallut à Cendres un instant pour comprendre que c’était une question rhétorique, prononcée avec une honnêteté transparente. Elle lui adressa un regard interrogateur.

« Vous portez l’épée qui a fait couler le sang du cerf, lui expliqua Olivier de La Marche. Chacun le sait, à Dijon.

— Je porte l’épée… » Cendres s’interrompit.

« C’est vrai, je me suis servie de ton épée. » Les lèvres serrées de Florian bougèrent ; elle essayait peut-être de retenir un fou rire.

« Tu me l’as piquée parce que tu n’en avais pas, et c’était la seule à portée de main ! » Cendres ramena son regard vers La Marche. « Christ Vert ! Bon, elle a utilisé mon épée. Et alors ? Elle aurait aussi bien pu se servir d’un bâton pointu, ça n’aurait pas fait la moindre différence ! »

Le visage de La Marche se plissa, selon des lignes autour de ses yeux que les intempéries et le rire avaient placées là. Un sentiment plus complexe se superposait à l’honnêteté de son expression, peut-être la satisfaction en la voyant refuser le profit qu’elle pouvait tirer d’un avantage apparent.

« Et, de toute façon, ajouta Cendres, on l’a nettoyée depuis. Si ce n’est pas le cas, il y a des pages dont les fesses vont leur cuire ! »

Elle tendit la main. De son poste contre le mur, Rickard se rua vers elle pour lui présenter son épée, poignée en avant.

Elle la saisit par le cuir, tirant la lame sur deux centimètres hors du fourreau, pour qu’elle puisse jouer librement. Rien ne colorait le gris du métal, sinon les abrasions argentées d’un récent affûtage, ordonné après la chasse. Rien ne gâtait le tranchant de rasoir de son fil.

« C’était celle-là ? Ou est-ce que je me servais encore de celle que je t’avais empruntée, Robert ?

— Oh, c’était ton épée au pommeau en forme de roue, madone, glissa Angelotti. La Faris venait juste de te la restituer. Je te jure, j’ai bien cru que tu allais dormir avec.

— Oui, merci ; ça suffit ! » Elle la remisa au fourreau. Rickard recula avec un sourire.

La Marche, ignorant tant la présence que la familiarité de ses seconds, déclara : « Le fait demeure, damoiselle capitaine : c’est votre épée qui a répandu le sang du cerf. Qu’imaginez-Vous ? Que les gens de cette ville lui accordent moins de considération parce que c’est un outil et que vous le conservez propre et aiguisé pour son légitime emploi ? Allez dans la rue. À héroïne de Carthage, vous entendrez s’ajouter sang du cerf et épée du duché. Pour le peuple de Bourgogne, vous n’êtes plus une simple capitaine de mercenaires. »

Cendres étouffa un ricanement en percevant l’exclamation grossière de Robert Anselm à ses côtés.

« Ces titres sont tous des marques de la grâce de Dieu, poursuivit La Marche. Un étendard n’est qu’un tissu de soie, damoiselle capitaine, mais des hommes se font estropier pour le brandir et meurent pour le défendre. La duchesse est notre étendard. Il me semble que, bien malgré vous, vous êtes devenue une de nos bannières. »

Tout humour disparut de l’expression de Cendres. Elle avait conscience de l’immobilité d’Anselm, du regard d’Angelotti et de l’attention venue du reste de la tablée, ainsi que des hommes et des femmes occupés à débarrasser les reliefs du repas.

« Non, dit-elle. Pas moi. Pas nous. »

Le colosse bourguignon se tourna et s’inclina avec beaucoup de cérémonie devant Floria del Guiz. « Avec votre permission, Votre Altesse ? »

Avec autant de cérémonie – et un embarras tout aussi grand –, Florian hocha la tête.

Cendres eut une illumination soudaine. Avec difficulté, elle conserva la même expression.

Merde ! Avec moi, il sait se comporter – j’ai beau être une femme en tenue d’homme, je suis un soldat. Il peut faire semblant de me prendre pour un homme. Florian… Il a vu Floria en Florian. Et c’est une civile. Et il ne sait pas comment se comporter vis-à-vis d’elle. Comment la traiter en duchesse.

Pourtant, en ce moment, c’est l’homme le plus puissant de Dijon.

« Damoiselle capitaine, votre condotta a expiré avec messire le duc. » La Marche observa un silence. « Vous avez quatre cents hommes. Vous avez vu ce qui s’étend autour de notre ville, à cette heure – les nouvelles tranchées. Dans l’ordre normal des choses, je vous demanderais de signer une nouvelle condotta avec la Bourgogne, et je m’attendrais à un refus de votre part. »

De façon rhétorique, Robert Anselm commenta : « C’est chouette quand ils ont confiance dans leur ville, non ? »

La Marche jeta un regard vers Floria del Guiz, et enchaîna. « L’héroïne de Carthage n’obtiendra pas de contrat avec les Carthaginois. Vos hommes, eux, le pourraient, sous l’un ou l’autre de vos centeniers[16]. Toutefois, ils ont fait un autre choix. Je commande les chevaliers de la maison du défunt duc : je sais ce que cela représente, d’avoir des hommes qui ont foi en leur commandant. Damoiselle Cendres, c’est une responsabilité.

— Ah, foutre oui ! »

Jusqu’à ce que le visage buriné de La Marche se plisse en un sourire, elle ne s’aperçut pas que le manque de sommeil l’avait trahie, et fait exprimer sa pensée à haute voix.

« Damoiselle capitaine, nous avons trouvé un successeur à messire Charles. Son Altesse la duchesse Floria. Votre chirurgienne. Au vu de ceci… »

Robert Anselm l’interrompit sans égards. « Assez de conneries, allons droit au but, d’accord ? »

Cendres lui jeta un regard noir. Ah, merde. La prochaine fois qu’on jouera à la « sale crapule » et au « noble commandant », préviens-moi, tu veux ?

Anselm dit : « On est coincés ici parce que les enturbannés haïssent Cendres, les gars vont pas l’abandonner comme capitaine, et maintenant, notre toubib est duchesse – mais cette ville va tomber, messire de La Marche. C’est une simple question de temps. Si vous vous figurez que vous allez avoir nos services pour rien, simplement parce qu’on est bloqués ici pour l’instant, vous vous foutez le doigt dans l’œil, bien profond ! »

Son manque de courtoisie résonna contre le plafond chaulé. Olivier de La Marche ne changea pas d’expression. D’une voix déférente, il demanda : « Votre condotta en vigueur vous lie au comte d’Oxford, qui est peut-être mort, désormais. J’ai une proposition à faire à la damoiselle capitaine Cendres. »

Un coup d’œil rapide vers le visage de Florian ne révéla que de la perplexité.

Soit c’est une chose dont il n’a pas discuté avec elle, soit ça lui est sorti de la tête, après le chaos de ces dernières quarante-huit heures. Et merde ! J’aurais bien aimé être préparée !

Cendres posa les mains sur la table en chêne, pliant ses doigts crispés. Chaque ligne de cannelure sur la manchette de son gantelet était désormais soulignée de brun rouille, et elle s’autorisa à suivre un instant les tracés de l’acier gravé, devant elle, avant de lever les yeux vers l’homme de l’autre côté de la table.

« Et votre proposition est ? »

Olivier de La Marche lui répondit : « Damoiselle Cendres, je veux que vous me remplaciez en tant que commandant en chef de l’armée bourguignonne. »

La dispersion des ténèbres
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